Fayçal Baghriche

Esthétique de la délocalisation

Une esthétique de la délocalisation
Yoann Gourmel

 

« Le titre de l’exposition « Le Monde propre » est la traduction française du terme philosophique allemand «Eigenwelt », qui selon Heidegger se réfère au monde spécifique à tout sujet vivant. L’exposition entend rendre compte des rapports qui existent entre le monde environnant (Umwelt), celui que je partage avec autrui (Mitwelt) et les struc- tures de ma conscience propre. La nature du discours que je mets en place me contraint à penser l’exposition comme un « entrelacs » d’artefacts signifiants plutôt que comme une installation homogène. Ainsi les oeuvres juxtaposées dans l’espace sont autant d’amalgames du monde du dehors et de mon propre monde. »
Fayçal Baghriche

Présentée dans la vitrine donnant sur la rue, une phrase en néon blanc (mal) rédigée en arabe s’expose au regard des passants. Fabriquées à moindre coût par des ouvriers chinois, les lignes et courbes qui composent cette phrase dont ils ignorent le sens – la afham – demeurent ainsi purs signes graphiques pour leurs producteurs mais aussi pour la majorité de leurs destinataires. Ce jeu tautologique entre signifiant et signifié se prolonge avec la diffusion de La Liste de Fournier, bande-son hypnotique de l’exposition, généralement utilisée dans les tests d’audiométrie vocale. Premier degré d’un processus oral d’apprentissage et de perception du monde, cette suite de mots sans logique sémantique donne naissance à toute une série d’images mentales incohérentes en invitant malgré soi à la répétition. Une répétition procédurale également à l’oeuvre dans la communication machinale de la courte vidéo Ma déclaration de septembre, mais aussi dans cette série d’autocuiseurs faits main en por- celaine crue. Précieux dans l’inachèvement de leur procédé de reproduction artisanale ancestrale, ces rice cookers précaires ainsi sacralisés contredisent le désir d’éternité de la céramique cuite et renvoient dès lors à la fragilité des ressources alimentaires mondiales.

L’exposition se poursuit avec une série d’oeuvres au caractère domestique am- bigu : un tapis circulaire est composé d’un agglomérat de filtres de cigarettes et des rouleaux vierges de tickets de caisse dont le sens a été inversé dessinent sur le mur un papier-peint au motif abstrait vaguement menaçant. Cette maté- rialisation du décor (social, économique, géographique) dans lequel on s’inscrit est également présente dans trois photographies miniatures accrochées au mur, dont les sujets en attente de quelque finalité inconnue expriment un désoeuvrement quotidien. Prises avec un téléphone portable, ces photographies sans qualités dont le format est astreint à la qualité de définition de l’appareil offrent par ailleurs une critique discrète du médium dans les pratiques artistiques contemporaines : économique et démocratique, la photographie s’expose à l’inverse dans de larges et coûteux formats dans les expositions d’art contemporain.

Dire que les artistes « interrogent notre rapport au monde » à travers leur vision et leur compréhension de celui-ci est devenu un lieu commun des discours qui accompagnent généralement les expositions. Si les oeuvres de Fayçal Baghriche expriment nécessairement une vision subjective, elles traduisent davantage sa volonté de mettre à l’épreuve son incompréhension du monde qui l’entoure. « Le Monde propre » de Fayçal Baghriche est un monde où les processus d’apprentissage et de fabrication comptent davantage que les données transmises ou les objets produits. Comme les indices d’une investigation vouée à l’échec, les oeuvres réunies dans cette exposition au titre-slogan polysémique matérialisent un état d’esprit, une pensée en pointillés qui avoue ses errements, ses lacunes et ses erreurs de jugement. Elles témoignent de la sorte d’une conscience d’un monde fini dominé par la confusion, l’amalgame et l’incompréhension.