Fayçal Baghriche

L’outil critique

 

L’outil critique
Keren Detton

« Un art critique est un art qui sait que son effet politique passe par la distance esthétique. Il sait que cet effet ne peut pas être garanti, qu’il comporte toujours une part d’indécidable. »
Jacques Rancière*

Un dimanche matin sur la place du Louvre, un attroupement de touristes se forme autour d’un personnage de Pharaon statique avec à ses pieds une petite écuelle. Tout porte à croire qu’il s’agit d’un artiste de rue imitant la statuaire an- tique en restant immobile jusqu’à ce qu’un passant lui jette la pièce. Mais Philippe – c’est son titre, pas son nom – est un simple mannequin posé là de manière volo- ntairement équivoque. Le processus est absurde.

Quoi de plus semblable à une sculpture qu’une véritable sculpture ? 
Philippe fonctionne comme un leurre vis- à-vis des passants qui y voient une représentation alors qu’il ne s’agit que d’une manifestation, une pure présence. Son immobilité fait événement, elle génère du mouvement (attroupement, poses…) et révèle un étrange rituel où l’argent déposé vient rétribuer un droit à l’image. Malgré l’incrédulité ou la surprise de ceux qui découvrent sa véritable nature, les gens repartent et l’illusion continue dans le flux amnésique de la ville… jusqu’à ce que l’artiste vienne lui-même déshabiller le mannequin, révélant ainsi les mécanismes du simulacre.

Il franchit la ligne spécu- laire de la représentation et démembre le mannequin pour l’installer sur un autre site, où le cycle reprend…

Comment interpréter la présence de ce mannequin dans le cadre d’une histoire de la représentation ? Et comment définir la posture de l’artiste, Fayçal Baghriche, dissimulé parmi les spectateurs avant d’entrer en scène ? Comment les conditions de la performance sont-elles ainsi redéfinies ?

Depuis Dada, le mannequin est entré dans l’arène de la représentation (théâtre, expositions…) pour mettre en scène le corps réifié**. Cette doublure symbolique, caractérisée par son inertie et sa soumission, véhicule une critique acerbe des effets aliénants de la société industrielle. Or dès les années soixante, les situationnistes ont dénoncé l’illusion de la théâtralité qui conforte la société du spectacle. À cette époque, certains artistes se servent du mannequin au théâtre comme d’un double de l’acteur ou comme son prolongement, mais ils dévelop- pent aussi des performances expérimentales engageant directement le corps de l’acteur dans l’espace public (Tadeusz Kantor, Die Grosse Emballage, Nuremberg, 1968).

Pour Guy Debord, il faut se frotter à la réalité sociale et s’engager résolument du côté de la manifestation synchronique. D’où la nécessité de se débarrasser des doublures et de faire fusionner l’art et la vie. Gilbert & George conçoivent dès 1967 les Singing Sculptures et assument pleinement l’identification entre l’artiste et son œuvre. Dans leur costume de bureau, le visage peint en doré, ils se tiennent debout sur une table et chantent un air des années trente. Ces performances ne sont pas jouées, elles sont incarnées et répétées parfois jusqu’à huit heures d’affilée. Cependant, la manière dont elles subvertissent les codes de la sculpture et du théâtre (le socle, la dorure, la bande son…) participe au maintien d’une séparation symbolique.

Comme l’a analysé Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé, les entreprises modernes de réforme du théâtre ont constamment oscillé entre deux pôles, d’un côté la mise à distance critique et de l’autre la fusion participative mais ces deux logiques supposent une démarcation arbitraire.
« Pourquoi identifier regard et passivité, sinon par la présupposition que regarder veut dire se complaire à l’image et à l’apparence en ignorant la vérité qui est derrière l’image et la réalité à l’extérieur du théâtre ? Pourquoi assimiler écoute et passivité sinon par le préjugé que la parole est le contraire de l’action ? » 
Ces oppositions définissent selon Rancière un partage du sensible attaché à des positions définies a priori et sans véritable fondement. Dès lors, une approche critique consistera à sortir de ce paradigme et à remettre en cause les postures figées de l’artiste et du spectateur. Dans cette perspective, le mannequin devient un outil opérant permettant de problématiser et de reconfig- urer les rôles de chacun, mais d’autres faux-semblants sont aussi mis en œuvre.

Aujourd’hui, la performance existe dans l’espace partagé entre la manifes- tation et la représentation, l’absorption et la subversion, l’esthétique du coup et la distance formelle. Pour Fayçal Baghriche il s’agit d’en prendre acte en travaillant au cœur de ces polarités et de préférence dans des lieux publics et de transit (place, musée, carrefour, métro…). Philippe surgit dans l’espace du quotidien, non pour l’esthétiser ni pour le transformer, mais pour l’ « informer » en l’ouvrant à diverses interprétations. En substituant le mannequin à l’artiste et en se plaçant du côté des spectateurs, Fayçal Baghriche propose un leurre. C’est l’inaction du mannequin qui maintient la scène en tension dans un équilibre précaire. Les spectateurs sont focalisés sur la statue, tandis que l’artiste, en retrait, adopte la position du voyeur qui observe les passants sans être vu. À tout moment, cette configuration peut basculer et l’artiste ou l’un des spectateurs concentrer tous les regards. Cette per- formance met à mal l’idée d’une position dominante et rend incertaine la frontière symbolique de la représentation.

Le trouble qu’elle génère sur la place et le rôle de l’artiste n’est pas sans rappeler La sale histoire de Fayçal Baghriche (2003), une per- formance où l’artiste raconte comment il s’est initié au voyeurisme. Ce récit est une « mystification » car il reprend, en se l’appropriant, le film La sale histoire de Jean Eustache. À travers une histoire dont il feint d’être le protagoniste, l’artiste pro- pose « d’interroger les capacités de discernement du public confronté à un récit qui semble authentique. » La pulsion scopique fait écho à l’expérience d’écoute du public et à sa fascination. Par un effet de miroir, Fayçal Baghriche reporte notre attention vers les spectateurs et interroge leur capacité à transformer le doute en véritable pratique de pensée.

En 2001, Fayçal Baghriche tombe subitement dans les allées de la Fiac à Paris (La Chute). Il s’agit là aussi d’une simulation mais elle s’appuie sur un effet de surprise. La perte d’équilibre dans ce temple du marché de l’art renvoie à la fragilité d’un système de légitimation en circuit fermé. Cette chute intempestive bloque temporairement le flux des visiteurs et dévie les regards. L’artiste nous rappelle que ses pairs sont singulièrement absents de ce type de manifestation et, par sa mal- adresse feinte, joue à redonner un peu de « gravité » à la situation.

En mobilisant les spectateurs malgré eux, il les rend à la fois sujets et objets des regards, ce qui lescontraint à réajuster constamment leur position, et à interroger l’invisible dans le visible, le non-dit dans le dit. Certaines vidéos de Fayçal Baghriche relèvent également de la perfor- mance. Ses films utilisent différentes techniques de truquage, qui mettent en question l’objectivation d’un point de vue. Elles visent moins à produire des im- ages qu’à déplacer les regards et à changer de perspective. La caméra devient un personnage supplémentaire avec lequel l’artiste peut échanger son rôle.
Avec Le Sens de la marche (2002) et Révolutions (2005), il interroge l’expérience physique de l’identité subjective. Il met en scène des individus pris dans le mouvement de la foule et perturbe les sens de circulation. Dans un cas, il intervient au montage et diffuse le film à l’envers : l’artiste marche droit quand tout va à reculons. Il ap- paraît comme la seule figure raisonnable d’un monde qui tourne à l’envers. Dans Révolutions, c’est le réel qu’il met en boucle : une trentaine de complices, fondus dans la masse des visiteurs du Louvre, enchaîne les entrées et les sorties sans que personne s’en aperçoive. L’artiste disparaît derrière la caméra et filme comme s’il s’agissait d’une caméra de surveillance, en fixant l’agent de sécurité immobile.

Les trucages de ces vidéos, réalisés en direct ou en différé, visent à court-circuiter les scénarios attendus en confrontant le spectateur à des mouvements contradictoires. Ces vidéos sont des pièges visuels qui ne visent pas à tromper l’observateur mais à l’impliquer dans un processus de (re)connaissance. Il en va de même dans ses autres performances, où le leurre crée les conditions d’une mise en abyme intel- ligible. Le leurre, la feinte, la mystification produisent un délai, un temps d’attente avant que le caractère burlesque de la situation n’éclate comme un fou rire. C’est ce moment précis, mais variable, de chute, de rupture, de « choc », où il devient pos- sible de faire l’expérience de sa propre subjectivité et des différentes temporalités à l’œuvre. Parce que l’on peut en rire, Fayçal Baghriche fait du leurre un véritable outil critique, et la condition même d’une théâtralité contemporaine.

* Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé, Paris, La Fabrique éditions, 2008, p. 91. *

*« Puisque nous avons rompu avec l’ancien monde et que nous ne pouvons pas encore en construire un nouveau, alors apparaissent la satire, le grotesque, la caricature, le clown et la poupée ; et c’est le sens profond de ces formes d’expression – à travers ce que la “marionnettisation” révèle de la mécanisation de la vie, de sa rigidité apparente et réelle – de nous faire deviner et sentir une autre vie. » Raoul Hausmann cité dans cat. Dada, Paris, Centre Pompidou, 2005, p. 819.