Fayçal Baghriche

Fauteur de trouble

 

Fauteur de trouble
Michèle Cohen-Hadria

En une tentative de «matérialiser» le langage parlé, Fayçal Bagrhiche a suivi les rhétoriciens grecs qui, afin d’acquérir une suprême maîtrise de l’art de la persuasion, emplissaient leur bouche de cailloux. 
Il a, à son tour comblé ses joues de mies de pains mais pour seulement en extraire de singulières sculptures éphémères… Celles-ci rendirent visibles à travers leurs formes aléatoires des processus d’être et de penser : la locution par exemple, et par extension tout habitus et toute cette idéologie qui circonvient subrepticement notre invisible périmètre individuel.

En ce sens, les procédures subtiles de Fayçal Baghriche, relèvent d’une sorte «d’infra mince» supposant une «externalisation» maximale du sujet. Un tel poste d’observation permet de scruter «du Dehors» des situations et des états qui nous recouvrent, sans jamais nous « épuiser » (au sens d’impossibilité à épuiser un thème), et dans lesquels nous baignons, comme au tréfonds d’un vaste impensé.

Au même titre que les croyances au sens large, entendues en leur sens mytho/sociologique, le religieux, musulman ou chrétien, dans sa spécificité même, tombe sous le coup de cette imperceptibilité majeure. Cernant les traces évidentes d’un faire collectif normé, quel qu’en soit le registre, Baghriche rappelle que l’axe porteur en demeure le langage, les langages.

Les linguistes l’ont compris qui rangèrent en des milliers de sous-ensemble de la sémantique un abécédaire sémiologique de gestes, de tics, de stéréotypes tacites ou tolérés dans l’échange.

Après les avoir relevé dans une invisible doxa, Fayçal Baghriche les analyse, les mime, les mine au besoin, pour en produire une série d’interpolations qui éveillent des interrogations aussi fugaces que complexes. Si le langage parle des sociétés qui en usent, que ce soit à travers une savante mystique de la Kaaba, séculairement instituée, ou par le biais de croyances «mondaines» telles celles sécuritaires ou consuméristes, Baghriche en saisit les brèches, les omissions et distorsions secrètement ensevelies ou statufiées dans le réel.

Notre monde qui paraît sur/connoté, n’en est pas moins rétif, voire opaque à une signification qu’il croit en toute transparence véhiculer.

De fait, Fayçal Baghriche expérimente au quotidien une «impossibilité inhérente au langage» à exprimer des concepts et des empiries dans leurs nu- ances et leurs paradoxes, comme à en devancer l’incessante mutabilité. Vertu ou vicissitude, cette mutabilité est le propre d’une Histoire en acte, dont le présent Kaaba Poster, 75 x 50 cm. 2002 incarnerait les tâches aveugles, un présent social qui en quelque sorte ferait écran au présent lui-même, donc «toujours à redéfinir».

Si le Monde visible est la matière de Baghriche, c’est que, paradoxalement cette matière – réelle – reste invisible quoique opérante. Nos langages articulés ou imagés n’apportent nulle garantie d’un déchiffrage exhaustif aussi Baghriche place l’art à la même enseigne : celle de l’ellipse et de l’énigme à travers une création plastique qui se ferait elle-même «par défaut». 
Or l’art a ceci de singulier qu’il constitue en soi une «ellipse au carré», d’où son efficacité au déchiffrage, si crypté soit-il. Sa vertu cardinale étant de dire sans dire, d’exprimer par le peu comme par le jeu et de se propager de façon diffuse dans la plus grande économie.

Pour Barthes le langage «nous dit», alors que nous croyons le dire. 
Les imperfections, défauts et non dits qui par conséquent l’habitent, l’artiste les prend en écharpe de même que toute résistance, consanguine au réel. Il use de ces en- traves comme d’anticorps révélateurs, de vaccins toujours réversibles. Ainsi son travail incite-t-il nécessairement à l’approche de «quelque chose, qui n’est pas réellement clair, qui n’est pas plaqué par le verbe et qui reste toujours à définir».C’est pourquoi l’artiste dit user «de la poésie comme méthode ». La poésie, alter ego d’un monde aléatoire subvertit ses inventaires attendus, ses abécédaires répertoriés, déstabilisant tout système de référence, pour en proposer des potentialités critiques, créatrices et autonomes.

Regardons par exemple cette toile bleue parsemée d’étoiles aux registres formels divers qui figurent communément sur les drapeaux des pays du monde.
Dans leur mise en image conventionnelle prélevée dans pages de garde de dictionnaires, Fayçal Baghriche dégage un sens énigmatique, un sens ouvert ; la béance d’un familier incertain au coeur même de la norme. Il ne craint guère d’aborder le réel par son versant le plus conceptuel et le plus abstraitement codé : liste, énumération, mise en ordre ou pour ainsi dire, «mise au pas» des signes. Un tel ordre du monde à quoi obéissent ces cumuls rationnels, résume des traditions culturelles et formelles qui prirent leur source dans une longue histoire des hommes, des lieux et du temps : mappemonde, globes, topographies ainsi que toutes sortes de collections institutionnelles qui, à l’instar des musées historiques, soutiennent leur impérieuse prétention à une ontologie sociale.

Telle héraldique, hier royale, religieuse ou transcendante, aujourd’hui exotérique, suggère que la sphère du langage entendu comme croyance est d’emblée marquée par le sceau d’une convention instillant à la compréhension collective une injonction à l’auto discipline et à la fois la fierté d’une appartenance endogène, la même qui dans nos hymnes nationaux, semble indiscutée.

Sensible à son déracinement de l’Algérie vers la France, qu’il vécut à l’âge de cinq ans; âge où la construction langagière vient en renfort à l’inquiétante entropie de perceptions sensorielles, émotives du monde qui enrichit, stupéfait et parfois submerge l’enfance, Baghriche sonde ces vastes pans de concrétions sédimentaires d’une signification qui réglementent conformité et bienséance : mots, locutions, gestes, comportements, usages. 
Cette sensibilité au déplacement exigea de lui qu’il marquât sa présence au monde et lui rendit nécessaire de rejouer sans cesse celle-ci, à travers une transgression des disciplines, afin précisément de s’exonérer de toute inféodation. Elle campe ainsi le personnage singulier de Fayçal Baghriche dans un monde vécu comme à rebours, dans «Le sens de la marche» et comme au centre d’une scène rêvée où les amalgames sémantiques et sociaux se donnent à voir dans leurs apories.

Ce travail donne globalement l’idée d’une sorte de déballage du signe ou de régie qui ne serait visitée par personne, régulant l’ensemble des syntaxes sociales. Cet inobservable observatoire convoque tout naturellement l’anecdote dont l’apparente banalité nous habille et nous masque. Baghriche en déduit une suite d’équations / inéquations subtiles et déconcertantes, de par leur qualité de discrétion et leur capacité à se mimétiser dans le réel. C’est cela qu’il nomme «vision double» et qu’il assume comme «vision trouble», soit aussi perturbée et ambiguë que le monde lui-même.

En ce sens, il s’agit aussi chez lui d’un «regard fauteur de trouble».

Vivre la perturbation comme fatale denrée quotidienne, c’est pour Fayçal Baghriche ruiner une prétendue homogénéité du monde pour en augurer une entropie toujours spontanée et calculée, sans cesse relâchée et contrôlée. Méditée.